Dialogue entre Edgar Morin et Nicolas Hulot

Edgar Morin :
L’idée de progrès, telle qu’elle a été formulée à partir de Condorcet, a été conçue comme une loi historique, mécanique et indéfinie du devenir humain. Sur le plan moral, cette idée est malheureusement fausse. Au XIXe siècle, tous les États européens avaient interdit la torture. Au XXe siècle, elle fut réintroduite par toutes les nations, y compris par la France lors de la guerre d’Algérie.
Mais l’idée de progrès ne doit pas être abandonnée. Ce qu’il faut abandonner, c’est le déterminisme du progrès, ce qu’il faut conserver c’est la possibilité de progrès. Ainsi les Lumières doivent être dépassées au sens hégélien du terme, c’est-à-dire conservées. Ce qui doit être dépassé, c’est la raison close, fermée sur elle-même. La raison pure n’existe pas. Comme nous le montre un neurologue tel qu’Antonio Damasio, la raison comporte toujours du sentiment. Il nous faut aujourd’hui combiner le romantisme et les Lumières, afin qu’il n’y ait pas de passion sans raison, ni de raison sans passion. Il faut relier l’esprit critique et autocritique des Lumières au sentiment de la nature. Je suis d’accord avec les principes du « pacte écologique ».
Mais ce pacte n’est qu’un aspect, une partie, une face d’une réalité qui a un autre visage, social et civilisationnel. Votre manière de faire de la politique autrement, au-delà des partis, est une « supra-politique » qui nous conduit à une vision plus riche et plus noble de la politique. Mais le pacte écologique ne doit pas être clos. Comme l’illustre la raréfaction des énergies fossiles, c’est l’idéologie du « toujours plus » que nous devons combattre. Il faut montrer que la limitation de la circulation automobile dans les centres historiques des grandes villes re-humanise les relations sociales, accroît les conditions de convivialité. Au moment où surgissait la conscience écologique dans les années soixante-dix, Ivan Illich forgeait la notion de « convivialité » à travers laquelle il montrait que notre développement produisait plus de maux que de bienfaits : la médecine hyperspécialisée soigne davantage des organes que des personnes ; l’éducation qui fragmente la connaissance conduit à plus d’aveuglement que d’élucidation, etc.
Nous avons un problème de vie en société. Regardez le nombre de psychotropes et d’anxiolytiques que nous absorbons. Les Français traitent de manière individuelle et personnelle un mal-être existentiel qui est aussi un malaise commun. D’où le recours de plus en plus grand aux sagesses orientales, au yoga, au bouddhisme zen, et au grand marché de la réalisation de soi. D’où la recherche de spiritualité, l’appel à la psychanalyse et au-delà à la philosophie. Nous nous ruons sur les vacances, le départ, l’exotisme, et, dans le loisir, nous nous déguisons en faux primitifs, en faux paysans. Nous aspirons obscurément à fuir la vie du métro-boulot-dodo qui obéit à la logique déterministe, chronométrique, hyperspécialisée de la machine artificielle de nos usines et bureaux. Experts et « éconocrates » nous traitent comme des machines triviales c’est-à-dire strictement déterministes, alors que la part non triviale en nous, celle du vouloir vivre, aimer, communier, nous réaliser, échappe à cette logique.
Le pacte écologique n’a de sens qu’à condition de sortir de cette logique et d’être complété par un pacte politique. Pour ne pas aller dans le mur, comme vous dites, nous avons besoin d’une politique que j’ai appelée « politique de l’homme » et que je complète par une politique de civilisation.
Nicolas Hulot :
Je constate avec regret que les politiques n’ont retenu que les aspects techniques du livre, qui sont bien évidemment déterminants puisqu’il faudra mettre en branle toute une combinaison d’outils économiques (afin de remplacer la vente d’un produit par sa location, notamment), fiscaux (comme la taxe sur les émissions de gaz carbonique) ou éducatifs afin de réaliser cette mutation écologique. Je regrette qu’ils n’aient pas lu les soixante premières pages, qui se présentent comme une remise en cause globale de notre civilisation, une invitation à un examen de conscience individuel et collectif.
La technique seule ne résoudra pas les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il faut que chacun les prenne à coeur, au sens émotionnel et passionnel du terme, car chacun porte une part de responsabilité. Dans cette « Adresse au futur président de la République » qui ouvre le livre, je demande qu’on se débarrasse d’un certain nombre de pratiques, de moeurs, d’automatismes, de comportements iniques et obsolètes. Dans cette société du théâtre des apparences, le paraître prime sur l’être. Chacun le sait, mais tout le monde y cède. La débauche de communication masque l’ignorance, l’incompétence ou le manque de pouvoir. On donne l’illusion de traiter les choses. Mais la désillusion est totale, et le discrédit des politiques s’accroît.
Or l’impératif écologique est aussi un impératif politique, car nous sommes encore englués dans la barbarie des origines. Comme nous l’a appris notamment l’ouragan Katrina, qui ravagea La Nouvelle-Orléans , notre démocratie des bonnes manières peut basculer à tout moment dans la barbarie, le vernis démocratique est prêt à craquer à la moindre catastrophe écologique. Je ne dis pas cela pour faire peur. Mais notre civilité n’est pas définitive. Il n’est pas dit que notre civilisation sera capable d’affronter les bouleversements écologiques dans la cohérence, la sagesse, la pertinence et la rationalité.
Il est stupide de penser que nos frontières pourront stopper la mise en marche des damnés de la terre vers le Nord, fuyant les désordres écologiques et climatiques qu’ils subiront au Sud sans les avoir provoqués. Aucune armée du monde placée à Gibraltar ou au sud de l’Italie n’endiguera une vague migratoire dont les fondements seront légitimes. Au-delà de l’injonction climatique – dont on se serait bien passé, tant l’humanité est chargée de fardeaux -, regardons à quoi ressemble l’état psychologique de la planète sous l’effet pervers de la communication qui étale au grand jour une réalité insoutenable et indécente.
D’un côté, les exclus du festin, pour lesquels la vie est une longue souffrance ; de l’autre, ceux qui ont tiré leur épingle du jeu et parmi eux cette frange de la population qui se vautre dans l’opulence. Avec la mondialisation médiatique, cette obscénité suscite d’innombrables rancoeurs mais aussi, pour peu d’être bien instrumentalisée, des torrents de haine. À l’apogée de la communication, la découverte de l’humanité par elle-même est devenue maléfique.