Extraite d’une communication effectuée début octobre au Venezuela à la demande des autorités du pays, nous vous proposons l’analyse de Sapir sur les soubassements de la crise, provoquée par « l’instabilité intrinsèque de la finance libéralisée. » Au delà d’une erreur d’appréciation du risque comme on l’évoque parfois, ce sont bien la dérégulation des mouvements de capitaux, la pression à la baisse sur les salaires, génératrice d’endettement et de déficits structurels, avec en miroir, les politiques mercantilistes de développement des pays émergents, basées sur l’exportation et l’accumulation de réserves qui sont les facteurs déterminants de la crise actuelle. Au passage, Sapir règle leurs comptes à quelques mythes, tel celui de la supériorité de l’économie américaine, ou du surendettement de la France.
Par Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, octobre novembre 2008
À l’origine de la crise que nous connaissons, on trouve l’instabilité intrinsèque de la finance libéralisée qui avait déjà provoqué la crise de 1997-1999. Elle a été un moment traumatique de la finance internationale, et tout particulièrement en Asie et en Russie.
L’analyse des sources internes de la crise financière actuelle que l’on a développée par ailleurs, pour des raisons d’économie de temps, faisait l’impasse sur l’économie politique internationale qui a entouré la mise en place du phénomène de dépression salariale qui a conduit à l’emballement de l’endettement des ménages dans certains pays, puis à la circulation de dettes de qualité douteuse dans la finance internationale.
Si les politiques économiques de chaque pays considéré ont eu leur part de responsabilité, la politique américaine est très certainement celle qui a eu l’impact le plus fort, en raison justement du rôle particulier que jouent les Etats-Unis dans le système monétaire et financier international depuis Bretton Woods.
La libéralisation financière internationale et ses conséquences.
La politique américaine a largement consisté en la mise en oeuvre des prescriptions néolibérales dans la finance et le commerce à l’échelle mondiale. Ce sont les Etats-Unis qui ont fait pression sur le FMI pour que celui-ci inscrive dans ses statuts l’obligation d’une convertibilité en compte de capital là où il n’y avait auparavant – et Keynes y avait veillé de toutes ses forces déclinantes – qu’une convertibilité de compte courant. La différence entre les deux notions est pourtant essentielle. Dans la seconde, on met l’accent sur les flux de devises qui sont la couverture de transactions réelles, d’échanges de biens et services, de flux touristiques ou qui encore correspondent aux rapatriements des revenus des migrants. Dans la première notion ce sont toutes les opérations en portefeuille, tous les instruments possibles de spéculation, qui deviennent autorisés. Le FMI reconnaît aujourd’hui que ces flux financiers n’avantagent en rien la croissance des pays en développement [1]. Ceci avait été montré presque dix années plus tôt par Dani Rodrik, qui ne fut ni entendu ni même écouté [2]. De la même manière, le FMI se fit l’apôtre d’une ouverture de tous les marchés financiers aux innovations financières, qui justifiaient à ses yeux cette libéralisation totale des mouvements de capitaux, que le sommet du G-20 du 15 novembre vient encore de sanctifier. En 2008, ici encore, le FMI reconnaît son erreur et on peut lire dans le rapport annuel sur la stabilité du système financier :
« …certains produits complexes et a niveaux multiples ont ajouté peu de valeur économique au système financier. Au-delà, ils ont très probablement exacerbé la profondeur comme la durée de la crise » [3].
On connaît bien en psychiatrie le syndrome du pompier pyromane. Du moins une telle personne, dans les tréfonds de sa maladie ne prétend-elle pas détenir une quelconque vérité scientifique. En réalité, les principales recherches théoriques mettaient en garde contre l’illusion d’une efficience des marchés financiers [4]. Keynes, ici encore, le savait bien lui qui, tout en étant théoricien avait aussi été un grand praticien de ces marchés en tant qu’administrateur de fonds de pension. La libéralisation financière dont on nous a tant vanté les charmes était donc bien ce sommeil de la raison qui engendre des monstres.
Les monstres en question, ce furent ces crises à répétition qui scandent l’histoire de la finance libéralisée depuis les premières mesures des années 1980, de la crise des caisses d’épargne américaines de 1990-1991 jusqu’à la crise de 1997-1999. Celle-ci ne fut pas la dernière, puisque nous en vivons une nouvelle, et une pire. Dans le cours de cette crise, la faillite du fonds spéculatif Long-Term Capital Management condensait en un seul exemple la plupart des pathologies qui ont été à l’oeuvre entre 2002 et 2007 dans le processus conduisant à la crise du marché hypothécaire américain et des produits financiers dérivés qui en étaient issus [5]. En dépit des beaux discours de l’époque, en particulier sur la faillite des procédures de notation, qui devait se vérifier à nouveau lors de la faillite d’Enron [6], nulle leçon n’en fut tirée. Les avertissements, pourtant, n’avaient point manqué [7].
Les conséquences à long terme de la crise de 1997-1999.
La crise de 1997-1999 marqua un changement de régime dans l’ordre financier International [8]. C’est en effet cette crise de 1997-1999, on doit s’en souvenir, qui a conduit de nombreux pays à se doter de réserves en devises excessives pour se prémunir contre cette instabilité. Cette politique a un coût interne non négligeable, qui pourrait être évité si l’on avait un système financier international moins dysfonctionnel [9]. La croissance des pays qui ont eu recours à cette stratégie aurait pu être mieux équilibrée, tant sur le plan social qu’écologique. Mais, il y a aussi un coût pour l’ensemble du système, et c’est lui qui nous conduit à la crise présente comme on le voit dans le Graphique 1.
Pour pouvoir accumuler les devises dans les quantités voulues, ces pays ont été poussés à développer des politiques prédatrices sur le commerce international. Celles-ci ont été mises en oeuvre par des dévaluations très fortes, des politiques de déflation compétitive et en limitant leur consommation intérieure. Ces politiques, à travers le cadre du libre-échange généralisé que les participants du sommet du G-20 entendent justement maintenir, a induit un puissant effet de déflation salariale dans les pays développés. Cet effet s’est propagé par la menace des délocalisations conduisant les salariés à accepter des conditions sociales et salariales toujours plus dégradées au nom de la préservation de l’emploi. Cette déflation salariale a d’ailleurs été fortement aggravée par l’irruption des logiques financières au sein des entreprises du secteur réel de l’économie, à travers des procédures comme le rachat d’entreprises par endettement à effet de levier (le leveraged buy-out ou LBO).
Graphique 1 : Enchaînements économiques de l’international au national

De telles procédures ont abouti à une domination des logiques financières, avec des exigences de rendement très fortes, sur l’économie réelle. On peut classer d’ailleurs dans un des effets collatéraux de la déflation salariale l’accroissement des pathologies induites par le stress au travail qui résulte de la pression toujours croissante sur les salariés qui s’exerce à travers la combinaison des logiques financières et le chantage à la délocalisation [10]. S’il se confirme que ces pathologies ont un coût médical de 3% du PIB [11] , le lien entre les logiques de déflation salariale qui sont issues de la combinaison des effets du libre-échange et de la financiarisation sur la détérioration des comptes sociaux en France et dans les principaux pays Européens serait bien établie. La prégnance croissante de la déflation salariale a induit des réactions différenciées suivant les économies et les sociétés.
Les Etats-Unis ou le bonheur est dans la dette.
Aux Etats-Unis, la pression de la déflation salariale vient s’ajouter à une fiscalité fortement inégalitaire qui privilégie les très hauts revenus [12]. Ceci a abouti à une forte hausse de la part du 1% de la population le plus riche dans le total des revenus. Entre 2002 et 2007 la majorité des salaires ont ainsi stagné, un processus où la déflation salariale importée via le libre échange a joué un rôle important [13], ce qui a conduit à l’explosion de la dette hypothécaire des ménages et l’insolvabilité de ces derniers qui sont à l’origine de la crise des « subprime ».
Graphique 2 – Comparaison de l’endettement hypothécaire aux Etats-Unis

Source : US Bureau of Economic Analysis.
Cette explosion de l’endettement a été facilité par la politique monétaire, très expansionniste, et par la déréglementation bancaire, qui a permis le développement rapide de la titrisation et en particulier des titres adossés sur des dettes, les Collateralized Debt Obligations et les Collateralized Loans Obligations [14]. Le métier des banques américaines a profondément changé durant cette période. L’endettement hypothécaire (qui atteint plus de 70% du PIB, pour un endettement total des ménages de 93% du PIB) est en effet la source principale de la hausse de la consommation à partir de 2000. En effet, la bulle spéculative immobilière qui gonfle à partir de 2002 permet aux ménages de constamment réamorcer leurs hypothèques pour obtenir de nouveaux crédits [15]. Ce mécanisme, que l’on appelle le home equity extraction va jouer un rôle déterminant dans la croissance américaine entre 2002 et 2007 (Cf. Tableau 1).
Tableau 1 : Impact du crédit hypothécaire sur la croissance américaine

Source : US Bureau of Economic Analysis et données de Fanny Mae.
La part du Home Equity Extraction dans les dépenses de consommation des ménages n’excédait pas 0,4% durant les années 1990. Ce chiffre s’accroît très brutalement à partir de 2002. Compte tenu de la relation entre la croissance de la consommation (presque totalement induite par le Home Equity Extraction) et la croissance du PIB, il est ainsi possible de recalculer la contribution de ce mécanisme à la croissance américaine,et l’on constate qu’elle a été considérable. Sans cette contribution, la croissance américaine aurait été comparable à celle de la zone Euro, et même un peu inférieure.
La croissance américaine a donc été portée pour l’essentiel par un mécanisme financier purement spéculatif, que l’on peut comparer aux « pyramides financières » du passé. C’est ce que l’on peut appeler le « bloc spéculatif de la finance américaine » (Cf : Graphique 1). Les prêts, facilités par l’ouverture des marchés financiers qui permettent une dissémination du risque, nourrissent la bulle immobilière, mais aussi celle des titres en Bourse. Les ménages américains, voyant leur patrimoine s’accroître, réduisent leur épargne et obtiennent de nouveaux prêts, aisément financés par un marché qui absorbent les nouveaux titres comme une éponge. Ces nouveaux prêts accélèrent le gonflement de la bulle immobilière et la hausse de la valeur apparente des actifs permet aux ménages de solliciter de nouveaux emprunts.
Ce mécanisme spéculatif ne peut donc que s’accélérer, jusqu’au moment de son inévitable chute. Néanmoins, pendant la phase d’accélération, il induit une croissance de l’économie américaine qui est largement artificielle comme on l’a montré. Cette croissance va alors induire un brutal accroissement du déficit commercial américain après 1998 (Cf : tableau 2).
Tableau 2 : Evolution de la balance commerciale des Etats-Unis depuis 1990

Source : US Bureau of Economic Analysis et US Bureau of Labour & Statistics.
Comme pour l’évolution de l’endettement hypothécaire, on peut vérifier ici que 1998 constitue bien une date charnière entre deux logiques économiques distinctes.
Les conditions de reproduction du mercantilisme asiatique
Le déficit commercial américain constitue l’une des bases de l’excédent des pays Asiatiques qui se sont engagés dans les politiques prédatrices que l’on a évoquées au début de cette section. Normalement, l’afflux de devises devrait provoquer la hausse du taux de change des devises des pays concernés.
Pour maintenir les conditions de leur politique prédatrice, ces pays n’ont pas d’autre solution que de procéder à la stérilisation d’une grande partie de leurs gains. Celle-ci prend deux formes parallèles.
Les Banques Centrales des pays considérés vont acheter massivement des Dollars (et des Euros) afin de maintenir le cours de ces devises. Les réserves vont s’accroître massivement, ce qui était l’objectif initial, en réponse aux conséquences de la crise financière de 1997-1999. Une autre partie de ces gains sera stérilisée par le biais fiscal. L’excédent budgétaire alimentera alors l’émergence de Fonds Souverains.
Tableau 3 : Évolution des réserves de change en milliards de US Dollars

Note : La catégorie « pays en développement » inclut les pays du Moyen-Orient et la Russie. Source : IMF, Annual Report 2007, Appendix I, Washington DC, 2008.
Cependant, même avec la stérilisation, les excédents commerciaux alimentent un effort soutenu des investissements dans les pays d’Asie, qui se traduit par une amélioration constante de la qualité de leurs exportations, accroissant ainsi leur compétitivité et par là la pression à la déflation salariale qu’ils exercent. Il faut noter que cette amélioration de qualité se fait plus rapidement que celle d’autres pays exportateurs, qui se trouvent ainsi menacés d’être évincé de leurs marchés naturels.
Tableau 4 : Évolution de l’indice de similitude d’exportation avec l’OCDE

Source : P.K. Schott, “The relative sophistication of Chinese exports”, Economic Policy, n°55, Janvier 2008, pp. 7-40, p. 26.
Cette dynamique du « boc mercantiliste asiatique » (Cf : Graphique 1) montre bien que l’idée d’une stabilité de la division du travail à l’échelle internationale qui préserverait la majorité des emplois dans les pays développés n’est pas réaliste. La montée en qualité des exportations en provenance des pays ayant adopté des stratégies prédatrices menace à terme la totalité des emplois industriels et associés à l’industrie. L’effet de déflation salariale ne peut dans ces conditions qu’aller en s’accentuant.
Le processus d’Eurodivergence
La pression de la déflation salariale se fait aussi sentir en Europe. Elle s’y combine, pour les pays de la zone Euro, à la politique malthusienne de la BCE qui ajoute son poids aux forces dépressives importées [16]. Face à cette situation, on constate un éclatement du « modèle » européen autour de trois directions, ce que l’on appellera ici le processus d’Eurodivergence.
Certains pays ont suivi l’exemple américain (Espagne, Grande-Bretagne, Irlande). Ils ont adopté un modèle néo-libéral de l’économie financiarisée ouverte et tenté de maintenir la croissance par le recours à un fort endettement des ménages. Ce dernier, en 2007, a dépassé les 100% du PIB en Espagne et en Grande-Bretagne. Ce modèle économique a induit une forte montée des inégalités sociales, mais il a conduit aussi à des taux de croissance relativement plus élevés que dans les autres pays.
Graphique 3 – Taux de croissance des pays développés : moyenne des taux annuels sur 2000-2007

Source : Données FMI et comptes nationaux.
Cependant, ce modèle était tout aussi insoutenable dans le long terme que le modèle américain, et les pays que l’on peut considérer comme des « clones » de ce modèle pâtissent aujourd’hui des mêmes maux. La Grande-Bretagne et l’Irlande ont connu une crise hypothécaire d’une violence comparable à la crise américaine, et cette crise a immédiatement contaminé l’ensemble de la structure bancaire de ces pays. La Grande-Bretagne a été contrainte de nationaliser une partie de ses banques pour éviter un effondrement. Ces deux pays devraient connaître une très forte récession en 2009 et sans doute 2010.
L’Espagne est dans une situation tout aussi mauvaise, et l’effondrement de l’immobilier et de l’industrie de la construction induisent aujourd’hui une contraction de l’activité économique qui est très spectaculaire.
L’Allemagne a réagi par une politique neo-mercantiliste. Celle-ci se caractérise par une délocalisation massive de la sous-traitance, tandis que l’assemblage lui est maintenu en Allemagne. On est ainsi passé, grâce à l’ouverture de l’Union Européenne aux pays d’Europe centrale et Orientale, de la logique du Made in Germany à celle du Made by Germany. Dans le même temps, le gouvernement allemand a transféré sur les ménages (via la TVA) une partie des charges qui pesaient sur les entreprises.
Si cette stratégie a permis de maintenir un fort excédent commercial, ce fut au prix d’une croissance faible en raison d’une demande intérieure déprimée. La croissance allemande aurait même était plus faible encore sans un accroissement inquiétant, ici aussi, de l’endettement des ménages. Le « modèle » allemand combine ainsi des éléments du modèle américain (une pression sur les revenus des ménages et une financiarisation importante de l’économie) et des éléments du modèle asiatique. Il n’est pas sur que cette combinaison soit réellement cohérente. L’Allemagne, on le voit aujourd’hui, a été brutalement rattrapé par la crise. Les banques allemandes sont en Europe parmi celles qui ont le plus souffert de la crise financière et subie les pertes les plus importantes. La contraction de l’activité s’annonce forte comme le laissait présager l’effondrement des anticipations des entrepreneurs depuis le printemps 2008.
Des pays comme la France et l’Italie ou encore la Belgique ont répondu à la pression de la déflation salariale par des politiques publiques qui ont été relativement plus actives que dans leurs voisins. C’est la raison pour laquelle ces pays passent pour les « mauvais élèves » de la zone Euro en raison de l’endettement des administrations. Cependant, l’endettement global de ces économies (ménages+entreprises+administrations) est loin d’être le plus catastrophique des pays de la zone.
Tableau 5 : Comparaison de l’endettement total en 2006

Source : BCE et comptes nationaux.
On constate ainsi que le discours sur le péril de la dette, qui donne lieu en France à des émissions de télévision qui confinent à la propagande [17], est en réalité très exagéré pour les soi-disant « mauvais élèves ». S’il y a aujourd’hui « péril de la dette », c’est du côté des ménages qu’il faut la chercher. Si la France et l’Italie ont des résultats de croissance moins brillants que les « clones » du modèle américain, la performance moyenne sur moyen terme n’est pas ridicule face à l’Allemagne.
Le point essentiel, cependant, est que les différences dans la structure d’endettement au sein de l’Europe sont un bon indicateur du phénomène d’Eurodivergence (Cf : Graphique 4).
Graphique 4 : Différenciation des structures d’endettement en Europe

Source : Données de la BCE et comptes nationaux des pays considérés.
La dynamique de l’Eurodivergence se manifeste à l’intérieur de la zone Euro. On peut en effet retirer la Grande-Bretagne de l’échantillon sans que cela change le résultat. Ceci était visible dès 2003. Ainsi, Michel Aglietta, qui a certainement été parmi les économistes un des défenseurs les plus convaincus (et les plus convaincants) des avantages de l’Euro a reconnu que même si l’on assiste à une unification des marchés des dettes, les espaces qui continuent de porter une trace, même lointaine, de l’économie réelle (telles les Bourses) restent marqués par « la forte résistance des segmentations nationales » [18]. Le passage à l’Euro n’a pas entraîné d’unification des prix entre les pays de la Zone, ni même de convergence dans les dynamiques inflationnistes ou encore les relations entre l’inflation et la croissance [19]. Ceci renvoie, ici encore, à des éléments de l’économie réelle. Michel Aglietta est aussi obligé de constater que les principales avancées attendues de l’introduction de l’Euro ne se sont pas encore matérialisées. Il aurait dû à la fois accroître la croissance et préserver l’Europe des turbulences économiques extérieures. De son propre aveu, il n’en a rien été [20]. L’Euro n’efface pas les divergences nationales ni ne ralentit l’effritement du modèle social européen. Il en est ainsi non pas parce que l’Euro aurait été en soi et dès le début, une mauvaise idée, mais avant tout parce que le principe de la monnaie unique appliqué à des économies dont les structures – et donc la conjoncture – restent fortement hétérogènes était une erreur sans les moyens d’harmoniser rapidement ces structures [21].
Or, ces moyens n’existent pas. Il en résulte qu’il ne peut y avoir de politique monétaire unique pour l’ensemble des pays concernés. Ainsi, l’Euro fort pénalise lourdement l’économie française [22], ce qui a été confirmé par une étude récente de l’INSEE qui chiffre à 0,6% – 1% de croissance du PIB le coût net de la surévaluation de l’Euro [23]. On peut penser qu’un système européen où l’Euro eut été une monnaie commune chapeautant et encadrant des monnaies nationales dans un régime de changes fixes mais régulièrement ajustables, garanti par des contrôles sur les mouvements de capitaux, aurait été une réponse à la fois plus robuste et plus flexible.
Le désordre monétaire et financier international qui s’est instauré avec la décomposition du cadre issu de Bretton Woods a donc une responsabilité non négligeable dans l’accumulation des facteurs qui ont permis la crise actuelle. Du basculement des pays asiatique vers des politiques prédatrices en réaction à la crise de 1998, ce que l’on appelle dans le Graphique 1 le « bloc mercantiliste asiatique », au déploiement d’une finance purement spéculative aux Etats-Unis et enfin au processus d’Eurodivergence induits par l’impact de la déflation salariale issue du « bloc mercantiliste asiatique », les enchaînements sont à la fois parallèles et avec des tendances à se renforcer mutuellement.
Ces dynamiques rendent l’expansion actuelle de ce que l’on appelle la « mondialisation » insoutenable. Elles contribuent à approfondir la crise actuelle et à en accélérer la diffusion. Il n’y aura donc pas de solution réelle à la crise actuelle tant que l’ordre monétaire et financier international ne sera pas très sérieusement amendé. C’est ce qui donne toute sa légitimité à la question du « Nouveau Bretton Woods », et ce d’autant plus que les réflexions qui s’engagèrent dès 1941 pour aboutir, avec plus ou moins de succès, en 1944, partaient elles aussi du constat d’un échec dramatique de l’ordre monétaire et financier mondial.
C’est pourquoi il faut aujourd’hui revenir sur le processus qui donna naissance aux accords de Bretton Woods, leur application et les raisons de leur décomposition pour tenter d’éviter de reproduire les erreurs du passé.
(…)
Extrait de : L’économie politique internationale de la crise et la question du « nouveau Bretton Woods » : Leçons pour des temps de crise.
Publication originale Jacques Sapir
[1] E. Prasad, R. Rajan and A. Subramanian, “The Paradox of Capital”, in Finance and Development, IMF, vol. 44, n°1/2007, Washington DC.
[2] D. Rodrik, , « Who needs Capital-Account Convertibility ? » in Essays in International Finance n°207, Princeton University, May 1998.
[3] IMF, Containing Systemic Risks and Restoring Financial Soundness, Global Financial Stability Report, April 2008, Washington DC., p. 54
[4] M. Rothschild & J. Stiglitz, “Equilibrium in Competitive Insurance Markets”, in Quarterly Journal of Economics, vol. 90, 1977, n°3, pp. 629-649 ; S.J. Grossman et J.E. Stiglitz, « On the Impossibility of Informationally Efficient Markets » in American Economic Review, vol. 70, n°3/1980, pp. 393-408.
[5] R. Lowenstein, When Genius Failed : The Rise and Fall of Long-Term Capital Management, New York, Random House, 2000.
[6] M. Swartz et S. Watkins, Power Failure : The Inside Story of the Collapse of Enron, New York, Doubleday, 2003.
[7] P. Jorion, Value at Risk : The New Benchmark for Managing Financial Risk, New York, McGraw-Hill, 1999 ; F. Partnoy, How Deceit and Risk Corrupted the Financial Markets, New York, Times Books, 2003.
[8] Voir aussi J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, Paris, Le Seuil, 2008.
[9] See D. Rodrik, “The Social Cost of Foreign Exchange Reserves” in International Economic Journal, vol. 20, n°3/2006, pp. 253-266.
[10] Voir DARES, « Efforts, risques et charge mentale au travail. Résultats des enquêtes Conditions de travail 1984, 1991, et 1998 », Les Dossiers de la DARES, hors-série/99, Paris, La Documentation française, 2000 ; P. Legeron, Le Stress au travail, Paris, Odile Jacob, 2001.
[11] Chiffre avancé pour la Suède et la Suisse sur la base d’enquêtes épidémiologiques poussées (qui manquent tragiquement en France) : I. Niedhammer, M. Goldberg et al., « Psychosocial factors at work and subsequent depressive symptoms in the Gazel cohort », Scandinavian Journal of Environmental Health, vol. 24, n° 3, 1998. En ce qui concerne la France, une enquête limitée donne des résultats probants quant à l’importance du phénomène : S. Bejean, H. Sultan-Taieb et C. Trontin, « Conditions de travail et coût du stress : une évaluation économique », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2004.
[12] T. Pikkety and E. Saez, “How progressive is the US Federal tax System ? An Historical and International Perspective” CEPR Discussion Paper n° 5778, CEPR, London, 2006.
[13] J. Bivens, “Globalization, American Wages, and Inequality” Economic Policy Institute Working Paper, Washington DC, September 6th, 2007.
[14] JPMorgan Credit Derivatives and Quantitative Research, « Credit Derivative : A Primer », JPMorgan, New York, Janvier 2005. A. B. Ashcraft and T. Schuermann, “Understanding the Securitization of Subprime Mortgage Credit”, FIC Working Paper n° 07-43, Wharton Financial Institutions Center, Philadelphia, Pa., 2007. Dans les CLO le collatéral est un prêt bancaire à effet de levier. En 2007, 47% des CDO émis avaient pour collatéraux des « produits structurés » (soit très souvent des obligations elles-mêmes collatéralisées sur des hypothèques) et seulement 10% étaient adossés sur des obligations à taux fixes.
[15] C’est ce que l’on appelle le mécanisme de l’hypothèque rechargeable que Nicolas Sarkozy, en 2005, avait proposé comme modèle pour la France…Voir sa déclaration du 17 mars 2005 lors d’une réunion de l’UMP
[16] J. Bibow, “Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This” in J. Bibow and A. Terzi (eds), Euroland and the World Economy : Global Player or Global Drag ?, New York (NY), Palgrave Macmillan, 2007
[17] On se souvient du « compteur de la dette » sur Fr2 (A2) durant la campagne présidentielle de 2007, et l’on signalera aussi le « docu-fiction » que diffuse Fr5 le 30 novembre sur une France en faillite en…2017.
[18] M. Aglietta, « Espoirs et inquiétudes de l’Euro » in M. Drach (ed.), L’argent – Croyance, mesure, spéculation, Éditions la Découverte, Paris, 2004, p. 237.
[19] I. Angeloni and M. Ehrmann, “Euro Aera Inflation Differentials”, The B.E. Journal of Macroeconomics, Vol. 7 : Issue 1/2007, Article 24, p.31. Available at : http://www.bepress.com/bejm/vol7/iss1/art24 , J. Gali, M. Gertler and D. Lopez-Salido, “European Inflation Dynamics” in European Economic Review, Vol. 45, n°7/2001, pp. 1237-1270. C. Conrad et M. Karanasos, « Dual Long Memory in Inflation Dynamics across Countries of the Euro Area and the Link between Inflation Uncertainty and Macroeconomic Performance », in Studies in Nonlinear Dynamics & Econometrics, vol. 9, n°4, November 2005, http://www.bepress.com/snde .
[20] M. Aglietta, « Espoirs et inquiétudes de l’Euro » p. 240.
[21] J. Sapir, « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, Juin 2006, pp. 69-84.
[22] P. Artus, dans une étude de CDC-Ixis diffusée début juillet 2005 et citée par P-A. Delhommais, « Une étude se demande si la France et l’Italie vont être contraintes d’abandonner l’Euro », in Le Monde, 9 juillet 2005 ; Marc Touati dans la Lettre des Etudes Economiques du 9 mars 2006. S. Federbusch, « La surévaluation de la monnaie unique coûte cher à la croissance » in Libération, rubrique « Rebonds », 26 avril 2006.
[23] F. Cachia, “Les effets de l’appréciation de l’Euro sur l’économie française”, in Note de Synthèse de l’INSEE, INSEE, Paris, 20 Juin 2008.