« Démocratie, souveraineté nationale et intégration économique globalisée sont incompatibles entre elles : on peut combiner deux termes sur les trois, mais jamais les trois en même temps et dans leur intégralité. » écrivait en 2007 l’économiste Dani Rodrik, dans ce texte qui reste d’une actualité brûlante par l’éclairage qu’il apporte sur les enjeux de la crise européenne ou l’affirmation tant de fois ressassée de « l’inévitabilité de la mondialisation ».
par Dani Rodrik, 27 juin 2007
Il arrive parfois que des idées simples et audacieuses nous aident à y voir plus clair dans une réalité complexe, nécessitant par ailleurs une approche nuancée. J’ai pour ma part formulé un « théorème d’impossibilité » sur l’économie globalisée qui utilise cette démarche. Il affirme que démocratie, souveraineté nationale et intégration économique globalisée sont incompatibles entre elles : on peut combiner deux termes sur les trois, mais jamais les trois en même temps et dans leur intégralité.
Voici une représentation graphique de ce théorème :

Pour comprendre pourquoi cela fait sens, il faut prendre en compte le fait que l’intégration économique en profondeur exige que nous éliminions tous les coûts de transaction supportés par les entreprises et la finance lors des échanges transfrontaliers. Les Etats-nations sont une source fondamentale de tels coûts de transaction. Ils sont à l’origine de risques financiers pour le pays, créent des discontinuités de réglementation à leurs frontières, empêchent une réglementation et une supervision mondiale des intermédiaires financiers, et transforment l’idée d’un prêteur de dernier ressort global en un rêve sans espoir. Le dysfonctionnement du système financier mondial est étroitement lié à ces coûts de transaction spécifiques.
Que convient-il de faire ?
Une solution consisterait à se diriger vers un fédéralisme mondial, où les politiques (démocratiquement décidées) auraient le même champ d’application que les marchés globalisés. Mais, en restant réaliste, c’est inenvisageable à l’échelle mondiale. C’est déjà assez difficile à réaliser, même pour des nations relativement semblables et de même culture, comme le démontre l’expérience de l’UE.
Une autre option serait de maintenir des Etats-nations qui agissent uniquement en fonction de l’économie internationalisée. Des États poursuivant l’intégration économique mondiale, au détriment d’autres objectifs nationaux. Le XIXème siècle, avec son étalon, or fournit un exemple historique ce type d’Etats. L’effondrement de l’expérience de convertibilité du peso menée en Argentine dans les années 1990 a donné une illustration contemporaine de son inhérente incompatibilité avec la démocratie.
Enfin, il est possible de réviser à la baisse nos ambitions quant à l’ampleur de l’intégration économique internationale que nous pouvons (ou devrions) accepter. Nous obtenons alors une version limitée de la mondialisation, telle que celle de l’après guerre, avec le système de Bretton Woods, ses contrôles des mouvements de capitaux et ses limitations de la libéralisation des échanges. Mais cet accord est malheureusement devenu victime de ses succès. Nous avons depuis lors oublié les compromis structurant ce système, qui avaient permis sa réussite.
J’en conclus donc que toute réforme du système économique international doit faire face à ce « trilemme ». Si nous voulons plus de la mondialisation, nous devons soit abandonner un peu de démocratie ou un peu de souveraineté nationale. Prétendre que nous pouvons poursuivre dans le même temps les trois objectifs nous place dans un no-man’s land d’instabilité.
Dani Rodrik enseigne à Harvard. Ses travaux portent sur l’économie des pays en développement et les stratégies de croissance.