La révolution numérique et l’atrophie de l’ancrage mémoriel chez l’élève
L’évolution du monde informatique est spectaculaire. De nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), l’humanité est très rapidement passée aux technologies l’information et de la communication (TIC) en très peu de temps. Le niveau de confidentialité initial s’est vite dissipé, transformant ainsi le monde en un village planétaire. Il est devenu l’affaire de tous. Tout le monde surfe et les instruments de navigation sont devenus de plus en plus simplifiés et plus fluides. Des pages statiques on est passé à des pages au design élégant, convivial et attractif, facilitant l’accès à l’information et son appropriation. Ainsi, des applications (de petits sites web de présentation apparaissant comme des logiciels) nous sommes arrivés à la création de l’intelligence artificielle (IA). Originellement conçue pour accomplir des tâches nécessitant naturellement l’intelligence humaine, l’IA est en passe de bouleverser les habitudes dans tous les secteurs d’activités de l’humain.
Nous pouvons tous remarquer la promptitude avec laquelle les enfants consultent leurs Smartphones pour avoir une réponse à une sollicitation de vie courante. C’est presque devenu automatique et machinal de transférer des problèmes existentiels à une application pour résolution. La plupart de nos élèves ne se sentent plus exister sans leurs téléphones. Cela inquiète beaucoup de parents et d’enseignants surtout en période d’évaluation. D’ailleurs, le BAC 2024 est venu nous le prouver avec toutes ses défiances à « l’interdiction stricte d’amener des téléphones portables dans les centres d’examens pour éviter des cas de fraude ». Cette même attitude aura été relevée en 2018 chez nos candidats au baccalauréat du centre d’examens Amary Ndack Seck de Thiès, avec l’exclusion de cent vingt-quatre (124) élèves détenant des Smartphones. C’était sous le magistère du Ministre de l’Enseignement Supérieur Mary Teuw Niane. Et pourtant la règle est claire, nette et précise depuis plusieurs années.
C’est parce que les espérances et les craintes de notre existence entière sont ainsi confiées aux géants du numérique, les GAFAM (c’est l’acronyme des Big Five : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) via des Smartphones, que nos potaches se sentent vitalement et consubstanciellement liés à leurs Smartphones. Aussi, abandonnent-ils tout effort de répétition, de consolidation et de mise à l’épreuve des connaissances qui sous-tendent les activités de mémorisation durable et d’apprentissage. Il est vrai que nous sommes tous tributaires totalement ou en partie des technologies du numérique. Et c’est de là qu’est né un grand hic : le futur de l’humanité entière est confié aux Etats-Unis d’Amérique compte tenu de l’appartenance de ces cinq grandes firmes au pays l’Oncle Sam.
Par ailleurs, ce qui est arrivé à nos enfants est simplement alarmant. Mais, à qui la faute ? Aux parents, aux enseignants ou au système éducatif tout simplement ? Nos enfants sont-ils devenus incapables de se souvenir facilement de leurs acquisitions antérieures ? Leur vie quotidienne est synonyme d’usurpation d’identité, d’abus de position, de propagation de Fake news. Dès lors, il est venu le temps de se poser les vraies questions d’épistémologie numérique. Et les réponses cognitives et morales apportées à ces interrogations sur le boom numérique et ses impacts sur le système éducatif et ses apprenants vont considérablement enrichir notre « In-der-Welt-sein » pour parler comme l’Allemand Martin Heidegger. Nous éviterons autant que faire se peut, d’installer le flou dans une matière souvent insaisissable pour les parents, mais la plupart du temps bien maîtrisée par nos enfants.
Certains d’entre nous ne comprendraient pas que l’on accepte de faire des nuits blanches à réfléchir sur les conséquences de l’utilisation de l’IA par nos enfants tant le processus de bouleversement du monde est déjà enclenché et irréversible. D’autres par contre, dont la capacité à distinguer la profondeur d’une réflexion de sa complexité, sauront mesurer l’éclairage que les réponses de l’épistémologie numérique, si simples soient-elles, pourraient fournir sur l’impact de la révolution digitale sur notre jeunesse. Nous avons acquis la conviction intime que ce questionnement permanent sur le numérique pourrait être de nature à orienter dans le meilleur sens les métiers du numérique. Mais quid de l’Intelligence Artificielle ? D’ailleurs devons-nous parler de l’Intelligence Artificielle ou des Intelligences Artificielles ? Il nous semble que les deux sont valables si nous tenons compte des points de vue et des contextes. Utilisé au singulier, le groupe de mots indique un terme global désignant un domaine précis (on peut créer une IA spécifique dans divers domaines), tandis qu’au pluriel, il permet d’insister sur la pluralité « des systèmes et des méthodes » qui pourraient être développés dans le secteur numérique. Toutefois, l’une dans l’autre, elles sont enceintes d’inconvénients et de risques potentiels quant à la mémoire de l’humain en général et de celle de nos enfants en particulier.
Comme nous avons tenté de l’expliquer plus haut, la dépendance de beaucoup de personnes aux technologies de l’Intelligence Artificielle est manifeste. Certains les utilisent même comme pense-bête ou aide-mémoire. Nous en voulons d’ailleurs pour preuves, des adultes lors de débats télévisés, qui sont scotchés à leurs Smartphones pour pouvoir formuler des réponses préparées. C’est comme si l’accomplissement des tâches cognitives n’était devenu possible que par assistanat. La mémoire et l’intelligence sont ainsi très peu sollicitées. Le cas des adolescents qui deviennent des handicapés dès lors qu’ils perdent leur ami-téléphone est effrayant. Ces derniers perdent toutes « capabilités » (pour user de néologisme) de se souvenir d’informations utiles ou d’exécuter certaines tâches, même primaires. Il est donc, de toute évidence, possible que l’usage excessif des technologies du numérique pour retenir des numéros (de téléphones, ou codes), les dates d’anniversaire de nos proches ou des événements importants puisse entrainer sans nul doute une diminution certaine du pouvoir de se souvenir par nous-mêmes de tout cela. Cette dépendance abusive maintenue mène à un affaiblissement suivi d’un affaissement de la mémoire. Car comme pour la pensée darwinienne de la sélection naturelle des espèces, tout corps qui ne travaille pas s’atrophie, avec la durée. Nous parlerons désormais d’une tendance irréversible à une « atrophie de l’ancrage mémoriel » et des compétences cognitives. L’ancrage mémoriel devra être compris ici comme la capacité de notre cerveau à enregistrer et à conserver durablement des informations apprises.
Compte tenu de cette catastrophe qui guette l’humain, il est indispensable de faire en sorte que notre système éducatif prenne en charge la question du bon usage de l’outil numérique non pas seulement à travers une profonde éducation à la citoyenneté numérique active (c’est l’objet de l’une de nos lettres adressées au Ministre de l’Education du Sénégal), mais aussi par la formation approfondie de tout le personnel enseignant. Ainsi, notre Ecole aura échoué, si et simplement si, elle ne réussissait pas à mettre à jour l’ensemble des parties prenantes de la « pyramide pédagogique », à savoir l’enseignant, la famille et les outils didactiques modernes adaptés constituant la base triangulaire de celle-ci, et l’élève, étant le sommet. Nous avons largement développé cette idée dans une contribution antérieure. Notre Ecole aura failli, si et simplement si, elle ne se donnait pas les moyens nécessaires de surmonter cette difficulté liée à l’utilisation des Intelligences Artificielles, constituant l’un des plus grands défis posés par le nouvel ordre éducatif mondial. Notre système d’éducation doit dès lors mettre en synergie des moyens et des méthodes adéquats, et élaborer des stratégies aux fins de réduction de l’aliénation de nos enfants par l’Intelligence Artificielle. Toutefois, les efforts de limitation de la dépendance numérique iront bien de pair avec des stratégies de promotion des interactions humaines.
En définitive, nous retiendrons que pour aplanir tous ces inconvénients et juguler tous les risques, il est essentiel de trouver le juste milieu entre le mode d’emploi de l’Intelligence Artificielle et la consolidation des compétences humaines mémorielles et cognitives. Cela inclurait comme nous l’avons déjà relaté, toutes stratégies pour limiter l’addiction à l’IA. Il faudra également, pour mettre nos enfants à l’abri, encourager la vérification des informations et promouvoir les relations interhumaines directes. Le but n’est pas de supprimer ou d’abandonner l’Intelligence Artificielle. Que nenni ! Il s’agit d’avoir une approche équilibrée, sous-tendue par une régulation appropriée d’une utilisation responsable de l’instrument digital.